
Devenir mère quand on a été victime d'abus sexuel...
D'un côté, les chiffres : 20% des femmes et 5 à 10% des hommes ont été agressés sexuellement dans leur enfance. Dans 94%, ce sont des proches qui ont agressé, et 70% des cas concernent un inceste.*
De l'autre côté, il y a des femmes qui désirent devenir mère, et entament une grossesse ou sont en train de la vivre.
Une déduction malheureusement implacable : il y a donc beaucoup de femmes qui vont vivre la maternité en ayant été victimes dans leur enfance d'agressions sexuelles et souffrant souvent des conséquences post-traumatiques de ces dernières.
Quel impact ce vécu peut-il avoir sur la grossesse, l'accouchement, et sur la construction précoce du lien affectif et physique à l'enfant ?
Quelques éclairages pour mieux comprendre et accompagner ces mamans dans leur vécu de la maternité...

Petit rappel sur les conséquences psychologiques et physiques des agressions sexuelles
On le sait désormais, avoir été victime d'agressions sexuelles génère la plupart du temps ce que l'on appelle un syndrome post-traumatique. La victime vit en état d'hyper-vigilance et de stress chronique, auxquels s'ajoutent souvent :
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des symptômes psychologiques : dépression, anxiété généralisée, attaque de panique, phobie sociale, addiction, etc.
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des symptômes physiques : problèmes digestifs, respiratoires, articulaires, céphalées à répétition, infection urinaire, mycose, raideur musculaire chronique et bien d'autres.
Les victimes sont donc souvent dans un état de souffrance psychologique, et beaucoup ne parlent pas et gardent leur douloureux secret dans la honte et la culpabilité.
Face à ce trauma, chaque victime va avoir un niveau de conscience et d'élaboration différent, en fonction de la répétition des agressions dans le temps, de la protection ou non par l'entourage familial, et de différents autres facteurs (soutien des proches, thérapie, etc)
Lorsqu'elles viennent à rencontrer quelqu'un, à nouer un lien amoureux qui les amène à poser la question d'un enfant, c'est donc avec ce lourd bagage qu'elles vont entrer dans cette grande aventure de la maternité...
La grossesse : un moment délicat...
Beaucoup de victimes mettent énormément d'énergie à tout faire pour ne pas se souvenir et ne pas penser au trauma : consciemment, quand elle savent pourtant bien ce qui leur est arrivé, ou inconsciemment, quand la mémoire est restée bloquée, figée, non accessible au mental (ce qu'on appelle la mémoire traumatique). Ça fonctionne ainsi parfois des années, jusqu'à ce qu'un événement particulier vienne un jour ouvrir la porte du souvenir, de façon plus ou moins brutale... La grossesse peut être un de ces événements.
En effet : de part la modification de son corps à laquelle elle ne peut pas grand chose (impuissance), de la présence d'un corps « étranger » en elle, de l'idée de l'accouchement associée à une douleur dans le bas ventre et des actes médicaux « intrusifs », la grossesse est un moment particulièrement propice à réveiller les souvenirs du traumatisme sexuel vécu dans l'enfance.
Quand il a lieu, ce réveil du trauma peut se manifester par des cauchemars pendant la grossesse, des angoisses, des souvenirs qui arrivent sous forme de flash, ou des symptômes plus importants, comme une dépression par exemple.
Mais le corps peut parler aussi, et souvent d'autant plus que la parole est reste bloquée (en matière d'abus, il y a la « bouche d'en-haut », et la « bouche d'en-bas ». C'est souvent cette dernière qui hurle quand celle d'en-haut reste dans le silence du secret enfoui...): risque d'accouchement prématuré, difficulté d'ouverture du col, douleurs accrues lors des touchers vaginaux, infections urinaires et/ou mycoses à répétition...
[ Pour se rendre compte, voici des témoignages de mamans victimes sur un forum: ICI ]
Plus le trauma va être enfoui et comme anesthésié depuis des années, plus son réveil peut être brutal. A l'inverse, si la femme a conscience de son vécu, a pu en parler à quelqu'un et réparer certaines blessures, moins ce réveil, s'il a lieu, sera violent et angoissant en lui-même puisque les ressentis seront directement reliés à ce trauma (passé) et donc différenciés de la grossesse en elle-même et du bébé (présent).
Lorsque la blessure est restée à vif, sans possibilité de soins, ces remontées du trauma peuvent amener un report de la souffrance ressentie sur le bébé, qui risque du coup d'être inconsciemment vécu comme un agresseur, un danger. Il peut aussi, à l'inverse, être fantasmé comme celui qui va venir tout réparer, magiquement, et sauver la mère de son cauchemar. (Impossible, bien évidemment...)
Dans les cas les plus graves, les spécialistes mentionnent des dénis de grossesse, des abandons et accouchements sous x, ou encore des apparitions de troubles psychologiques sévères avec décompensation ou encore conduites à risque...

Garçon ou fille : 2 problématiques différentes.
La question du sexe de l'enfant peut également jouer un rôle important. En effet, pour une victime d'abus sexuel le sexe de l'enfant peut parfois susciter du stress, voire de l'angoisse :
Certaines vont être soulagées si elles ont un garçon, car « une fille ça m'aurait fait trop peur ». Angoisse de se revivre à travers la fille, similarité trop violente et perturbante.
D'autres à l'inverse vont être soulagées d'avoir une fille, car c'est le garçon qui aurait fait peur, puisque renvoyant au sexe de l'agresseur.
Le lien mère/fille risque parfois de se construire dans une hyper-protection et une fusion pouvant devenir aliénante, la mère, si elle est encore figée dans sa propre peur, allant angoisser fortement que sa fille ne vive la même chose. Mais il peut aussi y avoir rejet et mépris pour cette enfant-fille, la mère pouvant voir en elle la victime qu'elle a été et à qui elle en veut encore de ne pas avoir su dire « non » (ce qu'elle ne pouvait pourtant pas faire, les victimes se retrouvant en état de figement...).
Le lien au garçon quant à lui risque parfois de se teinter de mise à distance corporelle, avec peur des contacts physiques, malaise face au sexe de l'enfant. Les contacts comme la tétée peuvent venir réveiller des sensations physiques et émotionnelles dérangeantes, empêchant la maman de profiter de ces moments de partage.
Il n'est pas rare aussi dans ce rapport au sexe de l'enfant, que lors des changes par exemple, survienne pour pas mal de ces mamans la peur de mal faire, d'avoir des gestes déplacés, de faire du mal à l'enfant. Certaines d'entre elles vont se croire dingues et minables d'avoir ces idées, ces malaises.
Et pourtant, rien de dingue à cela quand on a vécu un abus : ce dernier a violemment perturbé les repères qui auraient dus être sains et sécures quant au corps: le sien et celui de l'autre. Les victimes en ressortent alors souvent avec la crainte d'être nocives pour leur bébé... comme l'agresseur l'a été sur l'enfant qu'elles furent.
Quand la grossesse peut être une occasion de réparer...
Nous avons souligné le rôle primordial de la prise de conscience et du travail d'élaboration et de réparation du traumatisme comme facteur minimisant les risques de souffrance psychologique liée au réveil du trauma pendant la grossesse. D'où l'importance de se faire aider, si possible en amont.
Il existe aussi désormais une spécialité qu'on appelle la psycho-périnatalité : l'accompagnement psychologique des mères, mais aussi des pères, durant toute la période de la grossesse et post accouchement. La grossesse et ce qu'elle réveille peut alors devenir l'occasion de « profiter » de cette résurgence du vécu traumatique pour enfin en parler et réparer le cours des choses auprès d'un professionnel. C'est l'occasion de se libérer et éviter de ré-enfouir à nouveau le trauma, le laissant alors continuer de faire ses ravages... Et ce travail permettra d'éviter que les fantômes du passé ne viennent s'incruster dans l'élaboration du lien affectif avec l'enfant, et couper ainsi la trop fréquente répétition transgénérationnelle de ce type de traumatisme.
Lors de ces grossesses, le rôle du conjoint est aussi très important et aidant lorsqu'il s'inscrit dans la bienveillance, mais aussi dans la reconnaissance et la valorisation de sa conjointe en tant que femme devenant mère. Le rôle de l'entourage va lui aussi être essentiel: les liens affectifs sécures que la femme aura pu nouer feront office de repères aimants où venir se ressourcer...
Et bien sûr, le rôle des équipes médicales. On commence à être beaucoup plus vigilent lors des consultations périnatales aux signes témoignant d'une souffrance psychologique quelle qu'elle soit, et qui renvoie donc parfois à des vécus d'abus sexuels dans l'enfance. Le fait que plusieurs professionnels ont mené des études et qu'il existe désormais une formation en psycho-périnatalité montre bien que cette question retient davantage l'attention qu'avant. Et ça, c'est une bonne nouvelle;-)

Pour conclure...
Il n'y pas de baguette magique qui fait disparaître les traumatismes. En revanche, il y a des outils : et un des plus puissants d'entre eux, c'est la parole.
Aussi, si vous êtes concernée par ce sujet et que l'envie de devenir mère vous taraude, ou que vous l'êtes déjà mais que l'abus parasite douloureusement votre vécu de la maternité : allez poser votre fardeau auprès d'une personne à l'écoute. Libérez-vous du secret et de son poids. Ne restez plus seule avec ce vécu...
La honte, c'est pas vous : c'est celui qui vous a agressée. Remettez-la lui en vous donnant le droit de ne plus porter douloureusement ce poids qui ne vous appartient pas, et d'avoir alors le corps plus libre pour accueillir et "porter" plus sereinement la vie qui s'anime en vous: votre bébé.
Et ce faisant, octroyez-vous la chance de profiter de votre rôle de maman, de vous y épanouir, et surtout, de permettre à votre enfant de ne pas hériter des souffrances tues de ses aïeux...
©cestpsysimple.mars2018
* : Enquête de l'OMS/UNICEF de 2014
Pour aller plus loin:
- "Maternité et traumatismes sexuels de l'enfance : une clinique de l'interface soma-psyché" de Benoit bayle, éditions Penta. ICI
- "Abus sexuel précoce, accès à la maternité et résilience", in La Psychiatrie de l'enfant, janvier 2015. ICI
- La génération qui parle: site sur les abus sexuels, avec de nombreuses ressources, notamment une liste des sites des associations.